Stéphanie Saadé déploie un travail à partir de la fragmentation. Les traces éparpillées se greffent en d’autres ensembles, œuvres d’insistance demeurant indestructibles à travers la dispersion. La scène souterraine a lieu après l’explosion, lorsque toutes les caméras se sont détournées de l’événement, quand celles et ceux qui s’étaient souciés avec l’avidité de leur œil observateur se sont déjà portés vers une autre « actualité ». C’est alors que commence l’histoire de l’ingouvernable, de l’in-destruction.
Les traces de Saadé sont abstraites. Elles ne sont traces ni de quelque chose ni de quelqu’un. Elles sont poussières, débris, déchets. La saturation de la surface par l’accumulation des débris créer un effet de seuil qui, en raison de la matérialité même de la multiplication des fragments réassociés, échappe à la maîtrise de l’artiste. L’œuvre de Saadé est plus proche, en ce sens, de Abdelkebir Khatibi que de Jacques Derrida ou Roland Barthes ; tous deux lecteurs et interlocuteurs de Khatibi. L’écriture visuelle dont il est question est ce que Khatibi nomme la différence intraitable : celle qui résiste d’abord et avant tout à une entreprise de destruction militaire et impériale. La « trace » est sans reprise. On ne se donne pas une archive qui est un texte et dont le processus de signification pourrait être repris indéfiniment. Le sens a déjà été interrompu. Il n’y a plus rien à citer. Ce qu’il nous reste sont des surfaces de poussière qui font écho à des traces de doigts sur un écran et non pas à des archives textuelles. Quelque chose a lieu sous le langage, avant la poétique et en-deçà de l’écriture. Le fragment n’est ni un point de départ ni un point d’arrivée. Il est ce qui est conjuré mais jamais aboli par un système artistique de la trace qui ne devient jamais une totalité. Un système-fragment donc, terme de Schlegel qui prend avec le travail de Saadé des dimensions inconnues du romantisme allemand. Le geste de Saadé créé un système au cœur de ce que la seconde moitié du XXe siècle a voulu voir comme sa destitution.