- Prix HSBC pour la Photographie 2020 -
On aime sa mère presque sans le savoir, sans le sentir, car cela est naturel comme de vivre ; et on ne s’aperçoit de toute la profondeur des racines de cet amour qu’au moment de la séparation dernière. - Guy de Maupassant
Ébranlée par la maladie de sa mère, dont l’échappée semble peu probable, Charlotte Mano n’envisage qu’une seule issue: «Maman, on va faire des images de tout ça.»
Comme un subterfuge, et devant le combat qui s’annonce, elle tente par la création d’images d’un tout nouvel ordre d’affronter la cruelle échéance et emmène progressivement sa mère dans un jeu de rôles au sein duquel chacune trouvera peu à peu sa place. Dans un face-à- face des plus troublants, les petits rituels, les mises en scène du quotidien feront partie du chemin à parcourir pour exorciser la douleur. Tel un marabout, Charlotte Mano construit des petits théâtres avec des bouts de ficelle, et concocte un univers fantasmagorique, tout droit sorti du jardin de l’enfance. Elle imagine alors, dans une ode à la nature qui la protège et dans laquelle elle se construit chaque jour, des tableaux symboliques, à la vertu réparatrice.
S’installe ainsi une relation qu’elles réinventent à deux, une nouvelle complicité, presque fraternelle. Dans ce nouveau rapport de mère à fille, de fille à mère, Charlotte accompagne sa mère dans la maladie, dans les moments les plus durs où le corps lâche prise et ne répond plus de rien. Une nouvelle union vient de se trouver avec celle qui compte le plus pour elle, un lien étroit qui se joue au-delà des présupposés. Une autre maman se révèle à elle et, en écho, nous offre la possibilité d’un hommage à toutes nos mères. C’est aussi et surtout la fille, cette enfant devenue grande, devenue femme, qui nous crie la douleur de la vie, l’ap- préhension de la mort, et l’impossibilité de survivre à la disparition annoncée. Les lignes se déplacent doucement, et glissent dans les enchevêtrements d’une vie maintenant dévolue à retenir le temps. Un temps qui se rétrécit, dont Char- lotte Mano veut garder les petits riens, les grands touts. Elle élabore les scénarios les plus loufoques et tourne en dérision ce que la vie lui ordonne de supporter. Chaque moment passé ensemble est une liberté.
Plus tard, dans ce duel complice, elle invite sa mère à devenir opératrice et à commettre elle aussi des images, dont Charlotte Mano prépare soigneusement les protocoles. En inversant les rôles, la photographe devenue photographiée apprend à se regarder, à se trouver. Dans leur nudité partagée, les deux femmes trouvent une vérité, et s’approchent au plus près d’elles-mêmes, jusqu’alors restées étrangères. De cet échange à deux voix naît un nouveau langage. Une photographie en délivre une autre, tel un cadavre exquis. Par l’invention de micro-fictions, le champ des possibles s’ouvre pour celle qui imagine un instant que les images jetteront un sort à la mort. Au-delà de la magie incantatoire, Charlotte Mano réenchante son réel, pour mieux l’admettre et le sublimer. La poésie transcende l’inacceptable et offre à la blessure une résurrection.
Fannie Escoulen
Cheffe du Département Photographie du Ministère de la Culture
Conseillère artistique du Prix HSBC pour la Photographie 2020
Commissaire d’exposition indépendante