Un chevreuil innocent et heureux bondissait de joie dans les serpolets trempés de rosée sur la lisière d'un bois. Je l'apercevais de temps en temps par-dessus les tiges de bruyères, dressant les oreilles, frappant de la corne, flairant le rayon, réchauffant au soleil levant sa tiède fourrure, broutant les jeunes pousses, jouissant de sa solitude et de sa sécurité. J'étais fils de chasseur. J'avais passé mes jeunes années avec les garde-chasses, les curés de village, et les gentilshommes de campagne qui découplaient leurs meutes avec celles de mon père. Je n'avais jamais réfléchi encore à ce brutal instinct de l'homme qui se fait de la mort un amusement, et qui prive de la vie, sans nécessité, sans justice, sans pitié et sans droit, des animaux qui auraient sur lui le même droit de chasse et de mort, s'ils étaient aussi insensibles, aussi armés et aussi féroces dans leur plaisir que lui. Mon chien quêtait ; mon fusil était sous ma main ; je tenais le chevreuil au bout du canon. J'éprouvais bien un certain remords, une certaine hésitation à trancher du coup une telle vie, une telle joie, une telle innocence dans un être qui ne m'avait jamais fait de mal, qui savourait la même lumière, la même rosée, la même volupté matinale que moi, être créé par la même Providence, doué peut-être à un degré différent de la même sensibilité et de la même pensée que moi-même, enlacé peut-être des mêmes liens d'affection et de parenté que moi dans sa forêt; cherchant son frère, attendu par sa mère, espéré par sa compagne, bramé par ses petits. Mais l'instinct machinal de l'habitude l'emporta sur la nature, qui répugnait au meurtre. Le coup partit. Le chevreuil tomba, l'épaule cassée par la balle, bondissant en vain dans sa douleur sur l'herbe rougie de son sang. Quand la fumée du coup fut dissipée, je m'approchai en pâlissant et en frémissant de mon crime. Le pauvre et charmant animal n'était pas mort. Il me regardait, la tête couchée sur l'herbe, avec des yeux où nageaient des larmes. Je n'oublierai jamais ce regard auquel l'étonnement, la douleur, la mort inattendue semblaient donner des profondeurs humaines de sentiment, aussi intelligibles que des paroles ; car l'œil a son langage, surtout quand il s'éteint. Ce regard me disait clairement, avec un déchirant reproche de ma cruauté gratuite : Qui es-tu ? Je ne te connais pas, je ne t'ai jamais offensé. Je t'aurais aimé peut-être ; pourquoi m'as-tu frappé à mort ? Pourquoi m'as-tu ravi ma part de ciel, de lumière, d'air, de jeunesse, de joie, de vie ? Que vont devenir ma mère, mes frères, ma compagne, mes petits qui m'attendent dans le fourré, et qui ne reverront que ces touffes de mon poil disséminé par le coup de feu, et ces gouttes de sang sur la bruyère ? N'y a-t-il pas là-haut un vengeur pour moi ou un juge pour toi ? Et cependant je t'accuse, mais je te pardonne ; il n'y a pas de colère dans mes yeux, tant ma nature est douce, même contre mon assassin. Il n'y a que de l'étonnement, de la douleur, des larmes. Voilà littéralement ce que me disait le regard du chevreuil blessé. Je le comprenais, et je m'accusais comme s'il avait parlé avec la voix. Achève-moi, semblait-il me dire encore par la plainte de ses yeux et par les inutiles frémissements de ses membres. J'aurais voulu le guérir à tout prix ; mais je repris le fusil par pitié, et, en détournant la tête, je terminai son agonie du second coup. Je rejetai alors le fusil avec horreur loin de moi, et cette fois, je l'avoue, je pleurai. Mon chien lui-même parut attendri ; il ne flaira pas le sang, il ne remua pas du museau le cadavre, il se coucha triste à côté de moi. Nous restâmes tous les trois dans le silence, comme dans le deuil de la même mort.
Alphonse de Lamartine
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