
Le triangle amoureux, débordé de souvenirs, de tracas journaliers et de visions dangereuses, d'une femme de lettres viennoise et de deux hommes, l'un sous son toit, l'autre en-dehors, l'un froid et présent, l'autre chaud et absent, qui pour des raisons opposées ne la satisfont pas.

Malina n’est pas le prénom d’un protagoniste féminin, mais masculin. Il s’agit d’un des trois hommes, aux côtés d’un père et d’un amant plus jeune, auquel une section du roman homonyme incandescent d’Ingeborg Bachmann est consacrée. Chef-d’œuvre dévolu à l’exploration d’une conscience féminine et, plus largement, de l’incomplétude amoureuse, il est adapté à l’écran par Werner Schroeter dont le style opératique s’accorde idéalement au ton du livre (qui va jusqu’à parfois comprendre des notations musicales). L’adaptation est le fait d’Elfriede Jelinek, à l’écriture davantage musculaire que celle de Bachmann, qui donne au film une dureté vigoureuse, amplifiée par la machine de guerre qu’est Isabelle Huppert, différente de ce qu’il y peut y avoir de rêche également dans le livre (du genre à présenter au détour d’une phrase un bon amant masculin comme un mythe). Bachmann, dont la fureur contenue a certes pu impressionner Thomas Bernhard, c’est aussi une correspondance délicate et passionnée avec Paul Celan, une aspiration jamais démentie à la poésie (c’était son seul roman). Jelinek, c’est encore autre chose, elle opère ici comme un comme un pont entre une rive autrichienne valorisant malgré tout la rêverie, portée sur l’interrogation métaphysique, et celle froide, comportementale, du Haneke de La Pianiste, qui reconvoquera et l’écrivaine et l’actrice. Si d’appeler une domestique « mademoiselle Jelinek » apparaît dans ce contexte comme une plaisanterie, celle-ci naît d’un hasard heureux : le personnage était déjà désigné ainsi dans le roman, comme pour appeler à cette union des contraires, qui ne pouvaient dès lors que s’entendre. Adapter revient un peu à traduire dans une autre langue, ce que le film assume en proposant aux spectateurs francophones une Autriche parlant comme eux (Lisa Kreuzer doublant en retour l’actrice principale pour la sortie germanophone). L’opération met à distance toutes velléités naturalistes, dans un geste baroque assumé : quand des miroirs se multiplient dans un appartement en flammes, c’est ainsi le spectre de La Dame de Shanghaï, et de Welles, cet apatride baroque, qui planent sur ce film à l’étrangeté revendiquée. Il y a également du Stroheim de La Symphonie nuptiale dans une certaine vision de l'idylle sous un feuillage en comparaison implicite d'ébats plus charnels.

Cela s’ouvre sur un souvenir d’enfance, dédoublé en ceci que la femme adulte est témoin du sort fait à l’enfant (joué par Lolita Chammah, la propre fille de Huppert). Il s’agit d’un souvenir absurde et impossible (comme quand au présent ôter un manteau de ville révèlera un costume à croix gammée), plaçant le récit dans un territoire de conte, mythique comme peut l’être la tragédie antique. Rêve et réalité se confondent, dans une plongée jusqu’au stade hallucinatoire dans la subjectivité d’une personne tourmentée, en prise malaisée avec le monde extérieur. Adulte, celle qu’on ne peut appeler au cinéma la narratrice, est doctorante en philosophie, cette discipline d’accueil pour celles et ceux qui ne tiennent pas pour acquise la qualité de leur lien avec le monde. Elle défend devant un parterre ébahi une thèse sur le premier Wittgenstein, visiblement plus dans une optique continentale qu’analytique de la vérité-correspondance (si elle invoque Heidegger pour commenter ce philosophe, c’est à l’inverse du second au premier que s'est dirigée Bachmann dans son propre parcours académique). Elle a déjà tout de l’intellectuelle médiatique, ce qui dans la tradition viennoise n’est pas un compliment. Elle dit d’ailleurs avoir travaillé pour une agence de presse et en avoir hérité un désintérêt radical pour les informations, dans une polémique toute autrichienne encore contre la valeur de l’actualité. Ça tombe bien, il n’y a guère plus inactuel que Schroeter, davantage tourné vers la pensée historique. Elle est aussi poétesse… mais de façon narquoise, c’est essentiellement du courrier administratif, ou inversement (la symétrie est cruelle) des missives de complainte conjugale, qu’elle est montrée rédiger à l’écran. Un des rares personnages masculins bien vus par I. dans le roman (avec un clochard qui avait la dignité de ne pas se laver pour un jour qui n’aurait de toute façon rien de nouveau, tous deux évoqués par la narratrice auprès de Malina), était un facteur dont la générosité consistait à ne pas accabler les gens en leur distribuant leur courrier, personnage rappelé au détour d’une scène où la protagoniste se plaint auprès du sien qu’il lui remet tout le temps les lettres qui lui sont adressées, sans ménagement, sans l’épargner. Bref, c’est une femme occupée, qui n’a pas forcément beaucoup de temps pour un homme, ce qui signifie en pratique qu’elle consacre son attention à plusieurs d’entre eux. Une ironie du récit est ici que c’est le débordement de la femme, son surmenage, qui exacerbe sa langueur.

Deux hommes donc en ce moment : Malina (Mathieu Carrière) d’abord, employé dans un musée militaire, anti-sentimental au possible, proclamant l’inutilité du beau ; Ivan (Can Togay) un homme hongrois moins âgé, un peu plus beau justement, père de deux enfants qui l’occupent et avec qui elle se plonge dans une passion qui accroît son désenchantement, en lui renvoyant à la face la banalité des liaisons, de la violence amoureuse, de l’alternance des élans et du manque. Malina ne peut ni ne veut la compléter, mais la potentialité fusionnelle avec Ivan, pris ailleurs à bien des moments, dont la progéniture prouve qu’il a déjà dû aimer pour en revenir, est encore pire à ses yeux. Malina semble plus sûr, c’est proche de lui qu’elle s’embrasera dans leur intérieur partagé qu’elle ne tient pas à quitter. Elle devait donc brûler, sans échappatoire bourgeois, et préférer l’homme froid, émotionnellement distant quoique plus présent au quotidien sachant qu'ils habitent ensemble, ne l’aura sauvée en rien. Le feu n’a pas uniquement ici valeur symbolique : son assoupissement au lit cigarette à la bouche ne peut qu’évoquer la fin abrupte de l’autrice, à la mort absurde deux ans après la rédaction de l’ouvrage. La voir approcher, à deux reprises, à un autre moment sa chevelure de la flammèche d'une plaque à gaz afin d'allumer une autre cigarette soulève le potentiel suicidaire du geste. Ce n’est pas une étude de cas : les visions, souvenirs et incidents quotidiens se mêlent, éclairent chacun la condition du personnage, mais jamais ne l’expliquent complètement, ni ne la réduisent. En fait, c’est justement de l’incapacité à faire sens de cette addition d’expériences et de perceptions que découle le drame vécu. Le sexe lui-même, expérience pourtant parmi les plus intimes, est désigné par des figures hiératiques, inertes et extériorisées, mises à distance et congelées. Cette femme vit, à tous les niveaux de son être, ce que chacun éprouve également à sa manière, et de ce caractère générique de l’expérience naît un sentiment d’aliénation, d’in-appartenance, en l’absence d’un soi sûr à qui tout cela arriverait, auquel indexer le, et pas ici « son », vécu (angoisse wittgensteinienne s’il en est). Être d’une intelligence exceptionnelle, elle se retrouve affligée par sa banalité, son commun, elle ne s’extirpe pas d’une condition partagée (féminine mais également humaine). Elle n’a pourtant personne avec qui vraiment partager cette tristesse de s’avérer aussi incomplète que tous les autres.

Adaptation cinématographique d’un monument, sa réception sera forcément divisée, rendue plus difficile et parfois obscurcie par la référence à un livre plus en flottements et moins en contrastes (pourtant : ruptures de ton et variations de registre y sont la règle). La nervosité irritée de Schroeter confère de la saccade à cette chair d’abord littéraire, comme dans ces subis lancers de chats (pas bien méchants en eux-mêmes, mais parlants venant d’un cinéaste qui dans Le Roi des Roses s’était montré très capable de cruauté animale). La violence intérieure est visible, cette fois sublimée. Il y a de l’archaïsme dans cette manière et c’est bien pourquoi elle s’avère la bonne appréhension à l’écran de cette œuvre volontairement insaisissable, sur ce que ça peut être d’être incomprise (d’abord à soi-même, d’ailleurs). Au sujet de ce que lui évoquait le roman, Rachel Kushner revenait, sans le citer dans le texte, dans une introduction contemporaine, à l’antiquité, aux premières expressions occidentales d’un désir féminin qui ébranle au tréfond de son être celle qui le porte, à un fragment incomplet : « Il me semble pareil aux dieux, l’homme quel qu’il soit
assis face à toi, qui, tout près,
entend tes douces paroles et ton rire enchanteur
– et cela bouleverse en moi mon cœur ;
car un seul regard vers toi, et je ne puis plus parler ;
ma langue se brise,
un feu subtil se répand sous ma peau,
mes yeux ne voient plus,
mes oreilles bourdonnent,
une sueur glacée m’enveloppe,
un tremblement me saisit tout entière,
je suis plus verte que l’herbe, et me sens près de mourir :
Mais il faut tout tenter car … » (Sappho, fr. 31)
CE CINE PREND LES CARTES ILLIMITEES UGC/MK2 ET LE PASS.
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