Je regardais les dessins d’Edi Dubien, et je me suis mis à leur donner des titres : « la nuit et le rêveur », « et s’en aller », « un soleil couchant de quelques jours », « à l’amoureux, l’amour », « l’été des cavaliers », « une centaine de corps », « chagrin de tout », « la vie est dégueulasse », « comme ils font tous », « le dernier garçon »... et c’était un plaisir troublant que de poser des mots sur ses images, sans trier, sans ordre, juste pour la joie d’as- socier, déplier leur émotion dans la langue, mais, peu à peu, un soupçon a fait tourner mon plaisir, l’a caillé en blocs de gène, une honte s’est installée peu à peu, a tout détruit et s’est mise à régner. Soudain j’ai eu l’impression par ces quelques mots que je m’étais autorisé, d’avoir été indélicat, déplacé, d’avoir voulu désigner, montrer du doigt.
Et j’ai pensé que les dessins d’Edi étaient si évidemment silencieux, officieux, qu’ils se présentaient devant nous dans un tel évanouissement des choses, que les nommer était de ma part presque une profanation. Et peut- être même que les voir seulement, prendre un temps pour les regarder, les détailler, suffisaient à provoquer chez moi un sentiment de culpabilité. Comme lorsqu’on surprend la nudité d’un être qui se croyait seul au monde et en sécurité de tout regard et à qui l’on impose nos yeux en prétendant qu’ils ne sont là que par pur hasard. J’effaçais alors tous les titres de ma mémoire, m’efforçais de ne plus regarder qu’à peine, glissant rapidement d’un dessin à une peinture, dirigeant mon attention sur les pelages plutôt que sur les peaux, mais c’était un effort vain, l’indignité pesait sur moi. Plus je me restreignais, plus les reproches déferlaient. Je devais vite penser à autre chose, me détourner, chasser ces idées et m’est venu à ce moment en tête une phrase entendue dans un film de Robert Bresson, « La femme Douce ».