L’Instant d’avant
Il y a de l’obsession, de l’obturation et de la décadence dans les peintures gorgées d’huile de Dayron Gonzalez. Gorgées non pas avec fluidité mais avec caractère, taillant des pans de compositions monumentaux, des lignes de fuite et des architectures de matière.
Obsession de la touche jetée par strates complexes, prêtes à se liquéfier sous l’effet d’une pesanteur fatidique.
Obturation du regard, que ce soit dans les yeux infailliblement aveugles, borgnes ou recouverts de taches expressionnistes ou bien dans le geste pictural soudain figé, torturé, submergé par une contrainte indicible. L’artiste cubain mime-t-il ici, dans les sous-couches lumineuses de la matière, les limites d’un Etat insulaire en prise avec sa trop lourde histoire communiste et son indélébile crise économique ? Car les taches, le maelström d’huile, étiré, gratté, compacté, flouté, interdisent à la narration de suivre un cours paisible. Obturation de l’identité et de la liberté donc. Happy family titre une grande toile à l’intérieur bourgeois où sont campés cinq membres d’une famille aux visages méconnaissables, fantomatiques. Smiling girl titre une autre, dont le sourire s’est mué en un ruissellement malaisant, presque monstrueux. Ironie acide de l’artiste ? Le bonheur, qui aurait pourtant pu advenir par la brillance généreuse des couleurs, est irrémédiablement perverti. Le réel se brouille, les mémoires s’effacent.
Décadence de la mise en scène qui, d’un motif tiré du quotidien, bascule en un tourment intime, ravageur. La figuration se fracture et se déchire comme un vieux mur délabré attaqué par le temps, comme une coupure de presse lacérée dont les sillons apparents deviennent des abstractions moirées, comme ce tronc monumental, déraciné, métaphore des arrachements et des solitudes d’un peuple exilé.