Le narrateur s'adresse au frère de la victime. Il en était assez proche. Peut-être s'agit-il d'une consolation. Au sens littéraire du terme : c'était une forme poétique autrefois, comme chez Malherbe: « Ta douleur, Du Périer, sera donc éternelle… » Laurent Mauvignier ne raconte pas, n'explique pas, n'instruit pas, il dit, tente de dire ce qui se refuse à toute compréhension, à toute saisie esthétique, philosophique, judiciaire ou politique.
Une phrase unique court sur soixante pages. Elle commence en ayant déjà commencé, ne comportant pas de majuscule, ouvrant par la conjonction « et » : « et ce que le procureur a dit, c'est qu'un homme ne doit pas mourir pour si peu, » et voilà, nous sommes engagés, acteur ou spectateur, dans le mouvement de cette phrase, de cette histoire, celle d'un homme qui est mort pour si peu.
Il y a dans ce texte un désir lazaréen de faire revivre, par la phrase, l'homme disparu. Je pense à Depardieu dans le film de Pialat, Sous le soleil de Satan, soulevant à bouts de bras, dans une absolue contention, le corps d'un enfant mort. Le miracle a lieu et je me suis toujours demandé pourquoi on y croyait tant, à en pleurer. À cause de l'énergie. De la patience et de l'obstination. De l'effort désespéré, démultiplié par le désespoir lui-même. Alors que tout est dit, l'enfant inerte et sans souffle, malgré la mort et contre la mort, dans une attente et une lenteur oppressante et congestive, l'acteur retourne musculairement la violence inhumaine vers la vie, et l'enfant ouvre un oeil.
Dans l'effort d'écrire au plus près de l'insensé, à même le désastre insignifiant, page après page, mot après mot, la langue de Mauvignier, comme les bras de Depardieu, parvient, il me semble, à redonner souffle – et non pas visage ou sens –, au pauvre mort anonyme, et peut-être, à consoler son frère, ou nous-mêmes, un tant soit peu.
Denis Podalydès