Boris Mikhaïlov
Reverse Perspective
Un homme accroupi s’apprête à plonger, comme dans les plus vertigineuses photos d’Alexandre Rodtchenko,
mais il n’y a plus de piscine. « Il y avait Rodtchenko, au début du soviétisme, et moi, qui me retrouvais à la
fin » a dit en substance Boris Mikhaïlov1. Il reste des photos, il reste du papier et de la colle, mais le
photocollage, lui, a peut-être fait son temps. Où sont passées la grille claire, la diagonale vigoureuse, les
couleurs qui suivent l’élan de la ligne ? Et les slogans ? Et les découpes dans les images ? Et les cheminées
d’usine, vues d’en bas, le regard tourné vers le lointain ? Rodtchenko est arrivé au début et Mikhaïlov à la fin.
On voit s’éveiller, entre ces deux points, le renoncement à organiser l’espace graphique, le refus
d’enrégimenter les signes plastiques, c’est-à-dire, aussi, le désir de se délester, l’envie de s’abandonner. Dans
la série Color Backgrounds (Mikhaïlov travaille en effet comme son ainé par séries), il reste certes du papier
couleur - de toutes les couleurs, et même les plus vives -
, et des tirages photographiques. Les tirages sont
collés sur les feuilles, plus ou moins en leur centre - qu’importe ? Le noir et blanc est posé sur la couleur. Cela
peut ressembler aux pages d’un album de famille que l’on aurait voulu rendre plus gai. Parfois, des plans de
couleur superposés forment une sorte de socle sous la photo : on dirait presque, alors, l’ébauche d’un collage
suprématiste, ou encore la maquette avortée d’un numéro d’URSS en construction, qui serait plutôt, en
l’espèce, une URSS en décomposition. Ici, une bande rouge coupe de son fond beige l’image d’une allée
inachevée, sur une vaste étendue de sable ; là, un rectangle rouge, sur fond bleu outremer, soutient deux
femmes en maillot de bain assises sur un cageot, au milieu d’un champ immense à la ligne d’horizon aussi
plate que celle où se perdent les navires ; ailleurs encore, une base jaune, rouge et verte réhausse un tuyau
que Rodtchenko eût sans doute préféré photographier mieux enroulé. Sauf exception, les tirages sont collés
entiers. Nul besoin, ici, de trafiquer le réel en le fragmentant, pour produire un sens plein et univoque, comme
dans les constructions saturées d’idéologie, mais privées de référent, de Rodtchenko. Il n’y a dans Color
Backgrounds que l’existence ordinaire, livrée telle quelle, vulnérable et néanmoins irréductible, tantôt tendre,
familière ou ridicule ; les moues dubitatives d’un homme en casquette, les petits étals, un individu déambulant
dans un parc avec ses baudruches, des femmes joyeuses et nues. Les quelques découpes surprennent dans
cet espace si connoté, à l’instar de cette petite dame en fichu annulant la transcendance du carré suprématiste,
ou de ce baigneur dont la colonne vertébrale est réhaussée de petites touches colorées – aussi fragiles et
dérisoires que les corps et les objets qu’elles ornent au fil de la série. On saurait sans doute dresser des
constats similaires devant les séries Yesterday’s Sandwich ou Dvoyky, qui tirent les acquis du constructivisme
loin des fantômes de l’avenir. Qu’elles sont loin les surimpressions triomphantes d’un El Lissitzky ! En lieu et
place de l’héroïque Coureur dans la ville (1926), ce seront des jambes couvertes d’escarres, mêlées à un
paysage neigeux, une solide statue de baigneuse réaliste socialiste, dans une frêle palissade, et puis, des
natures mortes aqueuses, humides, où suinte l’éros. Rodtchenko et Lissitzky sont arrivés au début, et
Mikhaïlov à la fin. Il s’est éloigné « des grandes choses pour aller vers l'homme, la simplicité »2 : le temps des
épopées est fini, place à la vie.
Nicolas Liucci-Goutnikov, 02/11/2025
Mathieu Santori
Plaisir et culpabilité
Pour cette Project Room à la Galerie Suzanne Tarasieve, les dessins de Mathieu Santori ne se limitent pas à
la seule surface du papier mais investissent aussi le volume. Mallette, boîte de pansements ou de chocolats,
intervention in situ, les dessins se métamorphosent et nous laissent entrevoir les nouvelles directions du travail
de l’artiste.
À première vue, l’univers de Mathieu Santori évoque celui des contes pour enfants. Dans ses dessins, les
figures enfantines se mêlent au bestiaire dans des compositions aux teintes pâles, empreintes de rêverie et
de fantasmagorie, mais toujours traversées d’une tension latente. S’il puise souvent ses personnages dans le
registre de l’enfance, les sources d’inspiration de Mathieu Santori restent multiples : la culture japonaise, les
traditions corses, la religion, la peinture hollandaise ou encore son histoire personnelle. Dans ses œuvres,
gendarmes, enfants, chiens, insectes apparaissent de manière obsessionnelle. Leur récurrence crée alors
une véritable continuité visuelle, comme si chaque dessin était un fragment d’une seule et même narration.
Le penchant obsessionnel du travail de l’artiste ne réside pas seulement dans la récurrence des figures
dessinées mais se manifeste aussi par le soin qu’il apporte à ses dessins et aux volumes qu’il façonne. Chaque
détail est minutieusement soigné, les objets utilisés sont parfaitement restaurés par ses soins et le trait de
crayon lui, est toujours délicat, maitrisé. Face à cette perfection troublante du détail, les œuvres se muent
soudain en objets de désir, de convoitise.
Une forme de sensualité latente s’instaure alors, un jeu de séduction entre le dessin et celui ou celle qui le
regarde. Le jeu devient d’autant plus concret lorsqu’on découvre les titres très évocateurs des œuvres :
Dévore-moi la bave aux lèvres (2025), Tu ouvriras tes yeux et j'ouvrirai mes jambes (2025), La fécondité de
l’huître (2025). Alors, on perçoit tout à coup dans les formes sinueuses des serpents, dans le rouge des
cerises, dans la rondeur des coquilles d’escargots ou même dans l’élégance des lévriers, le désir et la
sensualité.
Mais le jeu ne se limite pas à la seule séduction puisque l’artiste, dans chacun de ses dessins, joue aussi avec
nos perceptions. Il recherche l’ambiguïté, le malaise, la contradiction. Dans La situation mérite attention
(2025), l’artiste s’amuse de la troublante ressemblance entre le costume des processionnaires de la Semaine
sainte de Séville et de ceux du Ku Klux Klan. À l’image des figures encagoulées du peintre Philip Guston, ces
écoliers éveillent une tendresse presque coupable, une forme de douceur malgré l’horreur qu’ils incarnent.
Pour Mathieu Santori, l’intérêt du dessin réside justement dans sa capacité à faire entrer les idées en tension,
à nous mettre face à nos propres contradictions intérieures. Les gendarmes, figures omniprésentes dans le
travail de l’artiste, (Fût-il de cruauté plus douce que l’espérance ? (2025) se chargent aussi d’ambiguïté.
Renvoyant à la figure d’autorité du père militaire, Mathieu Santori leur confère des postures suggestives, des
corps désirants. Jouant sur une approche presque freudienne du désir incestueux, l’artiste explore les zones
troubles du fantasme et de l’inavouable. L’apparente candeur des dessins laisse donc place au malaise et le
regardeur lui, devient prisonnier d’un jeu dans lequel les frontières entre l’attendrissant et le dérangeant,
l’innocence et la perversion se brouillent.
Plaisir et Culpabilité est une véritable immersion dans le travail de cet artiste dont les œuvres témoignent d’une
grande maîtrise technique. Avec une dimension presque éducative rappelant les morales des contes pour
enfants, Mathieu Santori nous invite à reconnaître ce qu’il y a de plus doux et de plus inquiétant dans nos
propres images intérieures, comme un premier pas vers l’introspection.
Jeanne Guillaume
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