Là-bas vu d'ici
Difficile de catégoriser le travail de Florent Chavouet. Cet amateur du Japon nous balade du carnet de voyage à la bande dessinée, de la caricature débordant de second degré à la minutie scrupuleuse d'une cartographie. Lors de ses voyages, crayons et regard affûtés, il part en quête de son dessin, les yeux à l'écoute.
Pour sa toute première exposition, « Là-bas vu d'ici », pas de passeport ou de sac à dos. Florent Chavouet a choisi de travailler dans le huis-clos de son atelier du centre de la France et de laisser le Japon revenir à lui. Plus de 40 dessins inédits, entre souvenirs brumeux et fantasmagories nocturnes, la feuille est stable mais l'esprit voyage.
Le Japon et Florent Chavouet, une rencontre fortuite qui donnera naissance en 2009 à Tokyo Sanpo, édité dans plus d'une dizaine de pays. Dans ce carnet de voyage hybride et incarné, l'artiste semble prendre le temps de se poser pour regarder tout ce qui fuse dans l'intensité de la capitale nippone. Une étiquette de fruit, la mascotte d'une marque de mayonnaise, un paysage bitumé, le détail d'une feuille nervurée tombée de l'arbre, etc rien n'échappe aux crayons de Florent Chavouet. Observateur, il croque le quotidien et la singulière excentricité de Tokyo.
Un an plus tard, c'est un Japon plus intimiste qu'il dessine. Manabeshima, une île dans une île, l'insularité au carré, ou la face cachée du Japon. Autant de crayons dans la trousse de Florent Chavouet que d'habitants dans ce village de pêcheurs (environ 200). L'artiste passe deux mois sur place. A pied, en bateau ou à vélo, il fait le tour de l'île pour affiner les contours de son dessin qui se fait régulièrement langage pour communiquer avec les habitants. Comme pour Tokyo Sanpo, le choix de la technique est purement pratique. Robustes et peu encombrants les crayons de couleurs peuvent aisément bourlinguer et sont aussi efficaces carnet à la main que sur un coin de table entre bouteilles de shochu et verres de saké.
Japon des villes, Japon des champs, Tokyo Sanpo et Manabe Shima débordent d'audaces formelles : séquences narratives, pleines pages, carte à déplier, morceaux de carnets, le tout rythmé par les commentaires et les descriptions burlesques de l'auteur qui nous livre des récits visuels intenses, entre art graphique, journalisme, géographie, anthropologie et poésie. Un travail quasi-sociologique qui lui permet, de retour en France, de créer de toute pièce le décor de Petites coupures à Shioguni, sa première fiction, lauréate du Fauve Polar d?Angoulême en 2015. Une enquête nocturne éblouie par les néons des enseignes et, toujours, une carte pour se repérer dans les méandres narratifs. Avec Touiller le Miso, Florent Chavouet retourne arpenter le Japon. Mais cette fois-ci, il voyage léger : il se restreint dans le format du carnet et le nombre de pieds et se fixe pour contrainte d'écrire un haïku par jour. Il saisit ambiances et émotions, textures et lumières, lors de chacune de ses pérégrinations pour nous offrir une poésie visuelle. Si ses précédents ouvrages étaient plutôt bavards, la métrique des haïkus l'incite à aller vers une épure verbale jusqu'à réaliser, pour cette exposition, des dessins muets, isolés ou en séries et ainsi créer une autre forme de narration. Une façon d'être moins dans l'observation que dans la contemplation et de présenter ici un Japon plus « infusé ».
En mars 2020, Florent Chavouet s'apprête à entamer une nouvelle expédition - celle qui viendra clore sa série japonaise. Lui qui a parcouru le pays de long en large, c'est par la mer, sur un kayak, qu'il souhaite faire escale sur quelques unes des centaines d'îles émiettées au large de l'archipel. Mais avec la pandémie mondiale, l'artiste se retrouve dans l'incapacité de poursuivre ce voyage, il se cantonne au sec, dans son atelier sans remous. Dessiner en intérieur - faute de mer Intérieure ? Il entame alors un mouvement différent de celui du voyage mais tout aussi intéressant. Dans la sédentarité de son atelier, la feuille devient alors un territoire à explorer. L'artiste expérimente, essaie de nouvelles techniques (linogravure, encre sur bois, feutres à alcool, etc), diversifie les formats et prouve que son dessin se déploie aussi bien sur un timbre poste (il illustre en 2017 une série de timbres sur la thématique de l'arbre pour la Poste) que sur les gigantesques décors qu'il créée pour les vitrines de Noël des galeries Lafayette en 2022.
Pour sa première exposition, il poursuit son jeu avec les formats en toute liberté, sans penser aux contraintes techniques imposées par le livre ou le voyage. Cela lui permet chaque fois d'aborder la page différemment, à l'horizontale sur un coin de bureau ou à la verticale contre ses baies vitrées quand sa table à dessin devient trop petite. Privé de périple, mais pas de mouvement : pour « Là-bas vu d'ici », Florent Chavouet varie sa posture, sa gestuelle. Car à l'abri dans son atelier, l'artiste peut ressortir ses encres et aquarelles qu'il fait cohabiter avec son talent pour le crayon de couleur. Il joue avec les transparences, les textures, passe du foisonnement à l'épure, de la pointe acérée du crayon qui creuse un sillon dans le papier à l'effleurement subtil du pinceau diluant l'encre pour faire vibrer la couleur.
Florent Chavouet se replonge dans les photos ou les carnets de croquis de ses voyages passés. Il navigue dans ses souvenirs, fait appel à la mémoire sensorielle plus qu'à une observation nette et précise. Il en résulte des jeux de reflets troubles, des atmosphères vaporeuses, des dessins qui se révèlent dans un clair-obscur. Il fait varier les saisons et la lumière selon son inspiration. Dans cette série de dessins, il ne s'agit plus d'aller à la rencontre de l'autre, souvent absent ou dont la présence (humaine ou yokai) est réduite à une silhouette plus ou moins diffuse. Florent Chavouet semble tourner son regard vers l'intérieur pour se focaliser sur des impressions et recréer des horizons, des rues qui n'existent plus que dans son souvenir.
Les fenêtres, motif récurrent, embuées ou illuminées nous invitent à imaginer ce qu'il se passe de l'autre côté. Cadre dans le cadre, elles reflètent ou révèlent autre chose. Un point de jonction entre l'extérieur et l'intérieur c'est un peu là que se situe l'exposition : dans le lieu des souvenirs, tantôt vécus, tantôt fantasmés, dans un ailleurs fait d'horizon réels ou imaginaires, qu'importe.