C’est depuis cette identité postulée par Kant entre le langage et la faculté de connaître, également défendue par le philosophe du langage Ludwig Wittgenstein, que Lucie Picandet fonde un vaste projet de déconstruction esthétique qui en fait le procès. Travaillée par ce qu’il est possible d’exprimer, ou de faire voir, sa cosmologie picturale n’a rien d’une fantasmagorie hors sol. Lucie Picandet fait au contraire le choix de s’enraciner dans l’organicité du corps qui nous relie à l’ensemble du vivant.
Cette organicité échappe à toute saisie langagière, mais certainement pas aux effets de la parole, comme la psychanalyse nous l’enseigne.
Comment rétablir le déficit de réalité filtré par le langage, la logique, la raison discursive ?
En donnant symboliquement la parole à des entités fictives et non-humaines, comme par exemple
le parasite, le radiolaire ou la chauve-souris, le gorille ou le poulpe, Lucie Picandet convoque un espace relativiste qui pourrait accueillir la multiplicité des mondes. Ses compositions picturales baroques,
toutes en circonvolutions et plis, ou fragmentées, faites d’emboîtements et de ruptures d’échelles se traduisant par des effets de loupe qui agrandissent les parties d’un tableau, ouvrent leur perspective sur l’infini (...). Cet ambitieux projet de connexion à une « perception corporelle», Lucie Picandet
le déploie avec humour, tendresse et fantaisie.
Elle le fait depuis l’écriture, en 2006, d’un poème au titre évocateur, « Le Grand Tanneur » et le déploie en tableaux dont les agencements de formes organiques se réfèrent au registre paysager et nous font circuler à l’intérieur d’un grand corps imaginaire. Mis à plat par une série de coupes inspirées des formes de planches anatomiques, ces corps ouverts comme des manteaux hébergent de multiples mondes dont les effets de capillarité se produisent toujours en lisière de paysage, à la limite entre l’extérieur et l’intérieur. Dans ces « paysages intérieurs », Lucie Picandet décline en effet des analogies topographiques qui empruntent à l’écologie, à la notion de terre et d’humus, ainsi qu’à
la médecine, à travers les notions de cosmétique et de symptôme, de surface et de profondeur, de guérison et de réparation. Dans la « cité mythique souterraine » d’Agartha, peinture réalisée en 2022, et dont la grotte peinte cette année est peut-être le prolongement, « les gouttes de sueur de notre monde malade tombent pour y trouver une place de choix, elles sont serties à la manière de pierres précieuses ». L’œuvre de Lucie Picandet semble ainsi toute entière travaillée par la notion platonicienne de « Pharmakon », réactivée par le philosophe Jacques Derrida afin de penser la dynamique paradoxale de l’expression écrite. Elle serait à la fois le lieu des maux et des guérisons, un poison et un remède, un exutoire addictif autant que libérateur.