Catherine Unger : Et pourtant quand on vous entend raconter la cosmogonie, on a l’impression que sans ces histoires fabuleuses, il n’y aurait d’une certaine façon ni de savoir, ni de sagesse.
Jean-Pierre Vernant : Je suis tout à fait de votre avis. Même la science grecque, d’une certaine façon reste, comme dirais-je, branchée sur ces récits. Mais, en même temps, elle rompt avec ces récits. De même que l’historien va considérer que peut être admis comme vrai que ce à quoi on a assisté soi-même et que les histoires d’Achille, d’Hector, ou de Dionysos ou de Persée, va savoir, il n’y avait pas de témoins pour les raconter. Les gens qui racontent ça, c’est de la tradition orale. De la même façon, pour la science, il va y avoir un moment où les Grecs vont abandonner les explications du monde à partir de puissances : le Ciel, la béance, Gaïa… pour avoir des notions beaucoup plus précises, essayer de écrire la naissance du monde à l’origine à partir d’expériences auxquelles ils assistent eux-mêmes, utiliser la clepsydre, des choses que l’on fait tourner où les parties lourdes vont rester à un endroit et les parties légères vont au contraire se dégager. Ils vont essayer d’avoir des schémas explicatifs beaucoup plus proche de l’expérience quotidienne. Et surtout, ils vont considérer, c’est tout à fait autre chose, qu’est vrai du point de vue de l’épistémè, de la connaissance, ce qui obéit à un raisonnement rigoureux, les mathématiques. C’est-à-dire que pour eux, la vérité, c’est celle d’un discours qui est absolument cohérent d’un bout à l’autre. On parle de définition, de postulat et on montre comment le raisonnement abouti nécessairement à un résultat. Le résultat c’est quoi ? C’est que le vrai en mathématique, d’une démonstration, n’est pas vrai en démonstration parce qu’elle est conforme au réel, ce que je dis sur le triangle ça ne vient pas de ce que c’est conforme au petit triangle réel, pourquoi ? Parce que la ligne sur laquelle je raisonne, l’espace triangulaire sur lequel je raisonne, le point sur lequel je raisonne ce n’est pas celui que je dessine, c’est un point idéel, c’est-à-dire un concept. Mon concept de point je ne peux pas le faire matériellement. Parce que si je le fait matériellement, il n’est plus vrai. Mon point ne doit avoir aucune épaisseur, ma ligne doit être absolument droite. Donc, c’est l’idée d’une vérité, qui n’est pas calquée sur les choses, ni relève de la poésie mais qui est inscrite dans la rectitude même du raisonnement.